vendredi 13 mars 2009

L'herbe verte

En écho à l'herbe verte de ce billet, et en remerciement à une commentatrice-coloriste convaincue, un extrait de L'inespérée de Christian Bobin. ( p 77-79) :

"Vous passez là avec des enfants ou tout seul, là, devant le centre pour handicapés mentaux. Un ensemble de maisons basses éparpillées au fond d'une pelouse verte. Le jour, ce qui vous étonne le plus, c'est ce vert, cette herbe rase qui appelle la sècheresse, ce désespoir de la vue. Une eau verte et maigre d'ennui. Un désespérance étale, aplanie, un filet de résignation verte. L'herbe est toujours à la même hauteur. Jamais elle ne va dans la démesure vers la belle folie des jardins d'enfance. Jamais non plus elle ne meurt, ne part en plaques noircies. Un jardinier doit sans doute s'en occuper. Un jardinier doit être prévu pour prendre en charge l'herbe infirme, de même qu'il est prévu un certain nombre de personnes pour prendre en charge les handicapés. Que rien ne soit trop sec ni trop haut. Que rien ne meure et que rien ne vive. [] Mais il y a quelque chose à dire sur ce vert. Oui il y a cette chose-là : cette étendue verte, vous l'avez déjà vue ailleurs. La même mélancolie verte, la même couleur des solitudes, autour des maisons de propriétaires. Un tout petit enclos de vert autour des familles. [] La couleur verte, en peinture, s'obtient par un mélange de bleu et de jaune. La couleur verte des pelouses privées n'est mélangée ni de bleu ni de jaune _ mais de gris et de noir. Le gris d'une semaine de travail, le noir du dimanche qui n'est jamais un dimanche, qui n'est que la veille d'une autre semaine de travail. Encore. Encore une chose à dire sur ce vert : ce vert apprivoisé, cette fermeture verte, vous la trouvez encore devant les grandes demeures bourgeoises, derrière les grilles des hôtels particuliers. Là aussi beaucoup de pelouse, une énorme quantité de vert sage. Autour de la misère mentale et autour de la puissance financière. Là où l'esprit manque comme là où l'argent surabonde : pelouses. Claires et vertes pelouses confiées aux mains expertes d'un jardinier. Les soirs d'hiver, lorsque vous passez devant le centre d'handicapés, vous ne voyez plus la pelouse. Elle est revenue à sa noirceur d'origine. Elle a fini son travail qui est de désespérer la vue, de dissuader d'entrer, de faire un seul pas sur la désolation verte pour aller voir de près ceux qui boitent dans leur esprit, ou ceux qui dorment sur leur argent."
Depuis ce livre, je ne peux plus regarder une pelouse sans avoir le cœur serré.


Aujourd'hui, je goûte intensément mes week-end qui ne sont plus que noirs d'être la veille d'une autre semaine de travail, mais vivants, avec leur lumière propre, et leurs arc-en-ciels, où le gris-fatigue et le rouge-colère ont aussi leur place. D'ailleurs, je file dormir pour célébrer en rêve la démesure de mes jardins d'enfance, et profiter demain de mon deuxième we de yoga de l'année, en espérant que c'est le chant du merle amoureux qiu m'éveillera à cette journée-cadeau.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour cet extrait ! Depuis quelques temps, à cause d'un entretien davec lui publié dans Nouvelles Clés, j'ai très envie de lire cet auteur ...
Et évidemment, j'aime tellement tes mots à toi après !

Lise a dit…

C'est un beau cadeau que j'ai reçu...et que j'aime partager.

Que crois que c'est le seul auteur dont chaque phrase me porte, me transperce, comme une révélation.

La réalité est parfois moins idyllique, mais qu'importe ;-)